«Être ombre » (Rilke) ou s’ « illuminer d’immense » (Ungaretti) : dialectique du sujet créateur au temps de l’expressionnisme

Lumière et ombre : la relation complexe qu’entretiennent dans notre psychisme ces deux phénomènes rappelle le vœu, étrange mais ardent, exprimé par Rilke dans Das Testament, de n’être que « l’ombre, infime, presque imperceptible, d’une pomme sur une Madone de Van Eyck ». Que signifie ce désir ? Quel est l’enjeu de cette formule ? Pour tenter de la comprendre, interrogeons l’Histoire et retrouvons la tradition romantique dont Rilke compte, pour une large part, au nombre de ses héritiers. C’est de l’ombre, de l’approche de la nuit qu’il puise son inspiration. Novalis et ses Hymnes à la nuit ont été, depuis 1800, la bible de plusieurs générations de poètes et d’artistes. Seule la nuit est propice au recueillement et à la contemplation ; elle seule ouvre nos sens aux dimensions du cosmos, et fait éprouver à notre esprit le sentiment d’une proximité entre mort et naissance. L’ombre qui accompagne chacun de nos gestes vient nous rappeler, en pleine lumière, le retour prochain de la nuit. Les peintres et les poètes témoignent de la marque de ce phénomène sur notre psychisme. Si cette ombre venait à disparaître par accident, à se séparer de nous, notre cœur cesserait de battre. Dans L’Étrange histoire de Peter Schlemihl, Chamisso nous fait mesurer son importance vitale : vendre son ombre au diable, c’est se vouer à un bannissement qu’aucune richesse ne saurait compenser, c’est se condamner à une errance éternelle. Tournant le dos à l’Impressionnisme, le Symbolisme ne cesse de poursuivre cette âme dans ses visions mêlées de nostalgie et d’effroi ; l’Expressionnisme croit s’en affranchir en s’offrant à une lumière aveuglante, libératrice de nos forces psychiques. Mais celle-ci n’est pas la lumière de la science ; et « Midi le Juste » désigne au contraire, chez Valéry, une spiritualité décuplée, une ombre inversée. Rilke succomberait-il lui aussi aux puissances de l’ombre ? Il nous apparaîtra plutôt sous les traits d’un passeur traversant l’Achéron au péril de son identité, prouvant ainsi que toute lumière naît d’une confrontation avec l’obscurité — Maeterlinck dit que « l’ombre élucide » — ; c’est à ce prix que l’art peut se faire « éclair de l’Être ».

Auteur
Georges Bloess
professeur émérite d’esthétique,
université de Paris 8

 

Référence
RA006-10
Ombre et Lumière
Journées d’Automne 2014
Catégories
art-thérapie, psychologie, cinéma, musique
Noms propres
Duchamp M., Hergé, Caravage M., Sadoul N.
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