Le corps dansant obsolescent dans la lumière  

L’art de la danse est-il impitoyable envers l’obsolescence du corps ? Ce dernier est-il voué à s’effacer en vacillant dans l’ombre ou se tientil à la lisière de la lumière scénique prêt à (re)bondir ? La figure mythique de Hécube, veuve de Priam, reine vaincue de Troie, esclave captive des Grecs, est incarnée par la célèbre Martha Graham, 76 ans, dans son propre ballet Cortege of Eagles (1967). Plus éloquente par sa présence que par sa technique dans ce rôle tragique antique qui convoque le désir, la violence (guerrière), la négociation (échouée avec le rusé Ulysse) et l’impuissance (à sauver ses enfants), Graham nous livre aussi un autre combat venant s’imposer au conscient en tant qu’inéluctable moment du renoncement à danser, vécu qu’elle acte lors du salut — le dernier, donc — selon ses Mémoires. Aujourd’hui, la maturité du corps dansant révèle des qualités liées à l’âge, suscitant des propos admiratifs mais aussi ambigus voire acerbes. Ainsi, F. et D. Dupuy assument La Danse du Temps (1991) de R. Chopinot et épurent leurs créations actuelles. De même, M. Cunningham, 80 ans, exécute sur scène une gestuelle minimale, sorte de quintessence de la danse. J-C. Gallotta, P. Bausch, J. Kylian réservent des chorégraphies aux seniors à l’énergie joyeuse. Ch. Jouve (et D. Larrieu) et sa grand’mère de 95 ans évoluent En pente douce (2001) avec tendresse, expérience subtile qui rejoint la danse-thérapie proposant une mobilisation expressive appropriée aux retraitées du 4e âge avec d’émouvants résultats. Ces témoignages confinent au voeu sub-conscient de fuir l’ombre de la finitude, de côtoyer le dépassement et la transcendance. La contrainte d’un handicap et la vulnérabilité du sujet contrastent avec la force sublimatoire et/ou le pur plaisir d’être « dans le / en mouvement ». La danse fait sens entre mémoire et présent, tenace comme Pénélope qui détisse son ouvrage la nuit en attendant Ulysse, investie pour se (main)tenir dans la lumière de la vie.

Auteur
Jocelyne Vaysse
psychiatre, centre Jean Ayme,
danse-thérapeute.
Référence
RA006-28
Ombre et Lumière
Journées d’Automne 2014
Catégories
art-thérapie, psychologie, cinéma, musique
Noms propres
Duchamp M., Hergé, Caravage M., Sadoul N.
Lire l’article complet
S’abonner
Se connecter